L'OMC, fer de lance des transnationales de l'industrie et de la finance

Un gouvernement mondial dans l'ombre

Non contente de faire prévaloir les principes du libre-échange sur toute autre considération qu'elle soit culturelle, sociale ou écologique dans la régulation du commerce international, l'Organisation mondiale du commerce (OMC) entend désormais régenter les règles de la concurrence, l'accès aux marchés publics et les lois sur les investissements. Avec l'appui de l'OCDE, et au seul profit des entreprises transnationales de l'industrie et de la finance dont les gouvernements sont les porte-parole zélés.

La naissance, le 1er janvier 1995, de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) -organisation internationale regroupant des Etats membres- en lieu et place du forum permanent de négociations qu'était l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) -où les Etats avaient seulement le statut de "parties contractantes"- a formalisé une transformation radicale de l'ordre économique mondial.

Autrefois, cet ordre faisait référence aux cours des matières premières ou à la détérioration des termes de l'échange pour les produits de base des pays en voie de développement. Il s'est transformé en quelque chose de totalement différent: un simple système de commerce international.

Un système qui, avec l'OMC, dispose déjà d'un arsenal de règles contraignantes et de mécanismes obligatoires d'arbitrage. Si tout pays membre qui enfreindrait une des règles de l'Organisation est passible de sanctions, cette rigueur vaut surtout pour les plus faibles. C'est ainsi que, avec la loi Helms-Burton1 qui foule aux pieds les sacro-saints principes du libre-échange, les Etats-Unis ont pu, en toute impunité à ce jour, s'arroger des pouvoirs extraterritoriaux contre les entreprises de pays tiers commerçant avec Cuba.

Pièce maîtresse des accords du cycle de l'Uruguay du GATT, conclus en décembre 1993 à Genève et signés en avril 1994 à Marrakech, l'OMC est chargée de la programmation de leur mise en oeuvre. Evidemment toujours dans le sens d'une libéralisation accrue, puisque telle est la raison d'être d'une organisation qui élargit en permanence ses champs d'intervention. C'est ainsi que figurent à son agenda des mois et années à venir de nouveaux secteurs intéressant particulièrement les transnationales: les règles de la concurrence, l'ouverture des marchés publics et l'investissement. Pour chacun de ces trois domaines, la première conférence ministérielle de l'OMC, tenue à Singapour en décembre 19962, a créé un "groupe de travail", première étape d'un engrenage devant conduire à une libéralisation totale.

En ce qui concerne la concurrence, l'objectif à atteindre n'est pas dissimulé: il s'agit de démanteler, lorsqu'ils existent encore, les monopoles nationaux constitués en vertu d'une décision publique. C'est déjà le cas pour les télécommunications, dont la libéralisation a été décidée dans le cadre de l'OMC en février dernier. Mais il en reste certains, notamment les chemins de fer, qui attirent la convoitise des grands groupes financiers.

Tout aussi important est le groupe de travail "chargé d'effectuer une étude sur la transparence des pratiques de passation des marchés publics". Comme le rappelle, en le déplorant, une note de l'OMC, "les marchés publics ont été exclus de fait du champ des règles multilatérales établies dans le cadre de l'OMC, tant dans le domaine des marchandises que dans celui des services. Les pratiques des pays membres en la matière font toujours une discrimination entre les produits, les services et les fournisseurs nationaux et étrangers. Comme les marchés publics de fournitures et de services représentent souvent entre 10% et 15% du produit national brut (PNB), c'est là une lacune importante dans le système commercial multilatéral3". Pour combler cette "lacune", la méthode est identifiée: dans un premier temps, élargir au plus grand nombre possible de membres de l'OMC un instrument déjà existant -l'Accord plurilatéral sur les marchés publics- avant de l'étendre à tous les membres de l'Organisation.

L'Accord plurilatéral sur les marchés publics a été conclu en 1994, et il est entré en vigueur le 1<V>er<$> janvier 1996. Ses vingt-quatre signataires4 sont uniquement des pays industrialisés. L'objectif est de l'étendre aux Etats encore récalcitrants, qui continuent à privilégier les entreprises locales. Car l'Accord est particulièrement contraignant: il s'applique non seulement aux marchés de fournitures passés par un gouvernement central, mais aussi aux marchés de services, y compris l'adjudication de travaux publics, et à ceux passés par les entités locales (provinces, municipalités, etc.). Les marchés passés par les entreprises de service public sont également visés. Et les seuils à partir desquels doivent jouer ces procédures sont particulièrement bas: 176 000 dollars pour un gouvernement central. Avec une clause visant à verrouiller le système: chaque Etat membre est tenu d'établir des procédures nationales permettant aux soumissionnaires qui s'estimeraient lésés de contester les décisions prises et d'obtenir réparation.

Qu'un gouvernement veuille acheter un lot de stylos ou édifier un barrage, il n'aura plus, s'il adhère à l'Accord multilatéral, le droit de fixer souverainement les règles d'attribution du marché. Lors de la conférence de Singapour, le stratagème utilisé pour tenter de faire passer en douceur l'ouverture totale des marchés publics consista à poser la question sous l'angle de la corruption, présentée comme le grand problème du moment. En particulier celle des gouvernements du tiers-monde, contre laquelle on mobilise médias et ONG, en se gardant bien de rappeler que ces gouvernements ont souvent, comme au Zaïre ou en Indonésie, été installés et maintenus en place par les Etats-Unis ou les autres grandes puissances donneuses de leçons.

Plusieurs représentants de pays en voie de développement se rebellèrent, soulignant que le Congrès américain était encore plus corrompu que leurs propres gouvernements. Le terme de "corruption" fut donc retiré et remplacé par celui de "transparence". C'est celui qui figure dans la déclaration ministérielle créant le groupe de travail chargé d'"effectuer une étude sur la transparence des pratiques de passation des marchés publics, en tenant compte des politiques nationales, et, sur la base de cette étude, d'élaborer des éléments à inclure dans un accord approprié". La référence aux "politiques nationales" est une simple concession de forme, destinée à obtenir le consensus des ministres présents. Au fur et à mesure que, par le jeu de pressions diverses, un nombre substantiel de nouveaux pays auront été "encouragés" -c'est le terme utilisé dans la note de l'OMC- à adhérer à l'Accord multilatéral, le groupe de travail n'aura plus qu'à préconiser son extension à tous les membres de l'Organisation...

C'est une stratégie de contournement identique qui est développée pour faire avaliser la libéralisation totale des investissements. Cette fois, l'instrument utilisé est le projet d'Accord multilatéral sur l'investissement (AMI), actuellement en discussion au sein de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). L'AMI, dont l'élaboration avait été décidée lors de la réunion ministérielle de l'OCDE de mai 1995, vise l'ensemble des investissements: directs (industrie, services, ressources naturelles) et de portefeuille. Il prévoit des dispositifs de protection, notamment pour le rapatriement total des bénéfices, ainsi qu'un système de règlement des différends permettant à un Etat ou à un investisseur de se retourner contre un autre Etat. Et ce, comme à l'OMC, par le recours à un "panel" d'arbitrage dont les décisions seront contraignantes pour les parties.

Un Etat signataire de l'AMI se priverait ainsi de tout contrôle des investissements réalisés sur son territoire. Un groupe étranger pourrait installer des usines, acheter des terres, y planter ce qu'il veut, acquérir des propriétés et tout l'immobilier qui l'intéresse, extraire les minéraux rentables, etc. Certaines règles établies au moment de leur accession à l'indépendance par les pays jadis colonisés, et subordonnant les investissements étrangers au respect de divers critères, refusant l'entrée de certaines sociétés du secteur bancaire ou des assurances, imposant des partenariats ou des transferts de technologie, ou encore limitant le rapatriement des profits, seraient réputées constituer des entraves aux investissements et seraient sanctionnées par des "panels" ad hoc.

A la conférence ministérielle de Singapour, faute de pouvoir obtenir un accord sur les grandes lignes de l'AMI, en raison de l'opposition résolue d'un noyau dur de quinze pays du Sud5, le président de séance de l'après-midi de la journée d'ouverture, M. Yeo Cheow Tong, ministre du commerce extérieur de Singapour, et le directeur général de l'OMC, M. Renato Ruggiero, convoquèrent une réunion "informelle". A l'OMC, comme auparavant au GATT, quand on parle d'informel il s'agit en fait d'une réunion au sommet de la plus haute importance.

Les ministres de trente pays, triés sur le volet et réunis à plusieurs reprises, fixèrent alors l'ordre du jour et la totalité du calendrier des nouveaux thèmes et de leur mise en application. Rarement au fait de la complexité des textes et de leurs implications, nombre d'entre eux, "travaillés" individuellement, furent facilement manipulés. C'est ainsi qu'a été créé un groupe de travail chargé d'"examiner les liens entre commerce et investissement". Les pays du Sud les plus vigilants purent seulement faire inscrire des clauses de sauvegarde, notamment celle prévoyant que, "s'il y a des négociations futures sur des disciplines multilatérales dans ces domaines, elles n'auront lieu qu'après que les membres de l'OMC auront pris par consensus une décision expresse à ce sujet". A l'OMC, comme au GATT, la création d'un groupe de travail n'est jamais innocente: puissamment impulsée par la bureaucratie de l'Organisation, elle enclenche un engrenage dans lequel se trouvent vite pris les gouvernements participants. Très rapidement, la question n'est plus de savoir si l'on est pour ou contre les objectifs affichés dans son intitulé, mais bien comment atteindre ces objectifs...

En attendant, les vingt-neuf membres de l'OCDE continuent à négocier sur l'AMI. L'accord devait être "bouclé" pour la conférence ministérielle annuelle, convoquée les 27 et 28 mai. De nombreuses difficultés ont cependant empêché le respect de cette échéance, en premier lieu le problème posé par la loi Helms-Burton, contre laquelle la saisie de l'OMC par l'Union européenne n'est que suspendue depuis l'accord intervenu avec les Etats-Unis en avril dernier. Ce n'est donc qu'à la fin 1997 qu'un texte devrait être prêt [la version définitive sera vraisemblablement discutée au mois d'avril 98, ndlr]. Nul doute ensuite que les Etats non membres de l'OCDE seront fortement "invités" à s'y rallier. D'autant que, comme le leur rappelle opportunément un document de l'Organisation6, "les pays membres de l'OCDE réalisent probablement 85% des investissements directs à l'étranger" et que "les signataires de l'AMI peuvent escompter davantage de flux d'investissements". Au terme des deux années que s'est données l'OMC pour "étudier" les liens entre commerce et investissement, les jeux risquent d'être faits.

A ce rythme, et au nom du primat absolu du commerce international, les pays ne pourront bientôt plus rien contrôler ni protéger. Ni l'agriculture, ni les ressources naturelles, ni les systèmes éducatifs, ni la santé, ni les médicaments ou la biodiversité. Pour le seul compte des transnationales de l'industrie et de la finance, l'OMC, adossée à l'OCDE, est en train de dépouiller les pays et les citoyens des attributs minimaux de la souveraineté. N'est-il pas temps de stopper cette création d'un véritable gouvernement mondial occulte?

Martin Khor

Economiste, directeur du Third World Network, Penang, Malaisie

Paru dans Le Monde diplomatique du mois de mai 1997.

  1. Lire Janette Habel, "Cuba: miser sur l'Eglise pour sauver la révolution?", Le Monde diplomatique, février 1997.
  2. Lire Bernard Cassen, "Le commerce contre la société", et Francisco Vergara, "Plaidoyer pour le volontarisme", Le Monde diplomatique, décembre 1996.
  3. Note pour la presse diffusée lors de la conférence ministérielle de l'OMC à Singapour (9-13 décembre 1996).
  4. Il s'agit des quinze membres de l'Union européenne, de la Corée, des États-Unis, d'Israël, du Japon, de la Norvège, d'Aruba (partie du Royaume des Pays-Bas), de la Suisse et de Hongkong (admis en septembre 1996). Par ailleurs, les négociations menées avec le Liechtenstein et Singapour en vue de leur accession ont été menées à bien.
  5. Dont l'Inde, le Sri-Lanka, l'Indonésie, la Malaisie, le Ghana, la Tanzanie, l'Ouganda et Haïti.
  6. OCDE, "The Multilateral Agreement on Investment. Questions and Answers", 6 mars 1997.

Article paru dans le Monde diplomatique, du mois de mai 1997.


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