AGRICULTEURS

Le sel de la terre subit de plein fouet la libéralisation

Les premiers à avoir manifesté devant l'OMC, les agriculteurs ne se contentent pas de cultiver leurs jardins. Leur avenir n'est pas rose. Sera-t-il vert?

Posons le cadre: un marché globalisé et des ressources vitales -eau, terre, flore, etc.- considérées comme de simples accessoires économiques. Bref, une situation où la nature et les hommes ne sont perçus qu'en tant que moyens générateurs de profits. "Les agriculteurs sont en voie de disparition", constatent les membres de la Via campesina, ce vaste mouvement auquel adhèrent des organisations agricoles de toutes les régions du monde (voir-contre).

Les agriculteurs suisses ne sont pas épargnés par cette tourmente. "La réforme en cours -Agriculture 2002- va plus loin que ce qui était prévu, en 1994, dans les accords du GATT", lance Blaise Oriet, de la Chambre d'agriculture du canton du Jura. "Les engagements de réduction de soutiens financiers pris par la Suisse dans le cadre des négociations de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), à réaliser d'ici 2001, sont pour la plupart déjà atteints, voire dépassés", ajoute Lorenz Bösch, secrétaire à la direction de l'Union suisse des paysans (USP), l'organisation faîtière des paysans suisses.

Petit rappel: dès 1993, en prévision des accords de l'OMC, la Suisse a introduit les "paiements directs écologiques" aux agriculteurs -première étape d'Agriculture 2002- en compensation de la réduction programmée des prix à la production et en vue de se rapprocher de l'Espace économique européen. Les paysans suisses vivent actuellement la seconde étape d'Agriculture 2002, qui a été engagée en juillet 1995 pour une période de six ans. Leurs revenus ont déjà considérablement diminué, car l'introduction des aides directes ne compensent pas la baisse effective des prix. Le coût de la vie en Suisse reste cher et les paysans n'y échappent pas. "Les coûts de production dans l'agriculture ne faibliront guère à l'avenir alors que les prix des produits s'adaptent au niveau international", explique Thomas Meyer, de l'USP.

BOÎTE VERTE

La "boîte verte", soutenue par le ministre de l'économie Jean-Pascal Delamuraz dans le cadre des accords du GATT, vise donc à dédommager les "prestations écologiques" telles que la production intégrée, la détention adaptée d'animaux, la culture biologique. Cette "boîte verte" comprend des paiements directs liés non pas à la quantité produite, mais à la prise de mesures respectueuses de l'environnement. "L'agriculteur faisant le choix d'une agriculture plus écologique voit son revenu diminuer de manière moins drastique que celui qui reste dans le circuit conventionnel de production", relève Fernand Cuche, secrétaire de l'Union des producteurs suisses (UPS), l'organisation paysanne dissidente.

"La politique d'Agriculture 2002 prévoit une abolition de toutes les garanties de prix et de prises en charge. Ce qui concrètement signifie qu'à l'avenir, les paysans ne pourront plus compter, par exemple, avec un prix fixe du lait", note Lorenz Bösch, de l'USP. La mise en place de cette politique agricole crée un climat d'insécurité. Surtout après plus de demi-siècle de protectionnisme. "Une réforme de la politique agricole ne peut être couronnée de succès que si l'évolution souhaitée est acceptable pour les familles paysannes et si ses effets sont atténués sur le plan social", poursuit-il. La Suisse reste malgré tout du bon côté de l'hémisphère terrestre, tant au point de vue climatique qu'économique.

En effet, la possibilité d'aides directes aux agriculteurs ne peut s'entrevoir que dans un pays riche. Les pays du Sud n'ont guère les moyens d'orienter leur agriculture. "La concentration de toute la richesse dans les mains d'une petite minorité afflige les agriculteurs et a des retombées dramatiques", soulignent les responsables de la Via campesina.

INÉGALITÉS FLAGRANTES

"Il existe des inégalités flagrantes selon les parties du monde, déplore Gérard Vuffray, secrétaire de l'UPS. Nous sommes évidemment favorables au commerce équitable qui ferait que tout un chacun puisse vivre décemment, selon le niveau de vie du pays concerné".

Reste que les rouages économiques actuels concourent à miner la solidarité... "Nous continuerons à dénoncer ces mécanismes!", tonne le secrétaire de l'UPS. Et le débat s'ouvre: "Est-ce aller dans le bon sens que de forcer, par exemple, l'Afrique à produire des denrées contre-saison, amenées par avion et vendues à des prix dérisoires aux pays riches? En lieu et place de ces maigres devises d'exportation, ne faut-il pas favoriser la culture vivrière à l'intérieur des pays pauvres?", s'interroge Gérard Vuffray. Ce système est fondé sur une mauvaise estimation des coûts réels tant économiques qu'écologiques (transport, congélation...).

A noter que l'agriculture suisse a ses particularités, sa petite longueur d'avance sur le "tarmac" des terres cultivées. "Nous cherchons à favoriser l'équilibre et la qualité! Et cela a un prix. Un prix qui paraît malheureusement incompatible avec la volonté de l'OMC et le marché globalisé!", soutient Fernand Cuche, de l'UPS.

Car la menace du renforcement de la libéralisation des prix des produits agricoles est réelle. Ce qui pousserait en Suisse à un coût de production encore plus bas. Les futures négociations à l'OMC, prévues dès 2002, imposeront-elles l'ordre marchand sans partage? "C'est une impasse à la production de qualité et à une agriculture durable, non-destructrice!", s'élève Fernand Cuche. Par ailleurs, la problématique des produits génétiquement modifiés et des hormones de croissance reste également dans le collimateur des paysans et des principales organisations agricoles suisses.

Autant dire enfin que le problème de l'agriculture, aussi aride et complexe soit-il, semble soulever des questions fondamentales de société. A partir de quel moment la volonté politique cède-t-elle irrémédiablement aux pressions économiques? Les nations pourraient-elles perdre leur souveraineté politique, leur souveraineté alimentaire? "Le «big business», via l'OMC, tend à appauvrir la biodiversité", insiste Fernand Cuche.

Les gouvernements du monde entier renâclent cependant à lâcher complètement leur agriculture au jeu du libre-échange dans le marché globalisé. La Confédération affirme d'ailleurs vouloir se battre pour une agriculture durable. "Mais la réforme agricole n'est pas terminée. Beaucoup de questions sont encore ouvertes. Nous attendons du nouveau ministre de l'économie qu'il donne aux familles paysannes de nouvelles perpectives d'avenir avec la conclusion de la réforme en cours", lit-on dans le communiqué de presse de l'Union suisse des paysans, relatif à la démission de Jean-Pascal Delamuraz.

Eliane Schneider


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