Samedi 23 Mai 1998
COMMENTAIRE
Le pire serait que Genève panse ses plaies et n'y pense plus
La semaine écoulée fut rude. La violence à Genève occupa le devant de l'actualité. A l'heure du bilan, remettons quelques pendules à l'heure.
Le point de départ de ce moment d'émoi fut le cinquantième anniversaire des premiers accords du GATT, devenus l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Durant plusieurs jours, des dirigeants politiques de ce monde convergèrent vers Genève. Pour la plupart d'entre eux, ils vinrent répéter leur serment d'allégeance à une politique dont le principe de base consiste en un extraordinaire transfert de pouvoirs des Etats aux grandes sociétés multinationales, lesquelles sont collectivement responsables chaque année de la mort ou de la mutilation physique ou psychique de dizaines de millions d'êtres humains.
C'est dans ce cadre-là que se situe l'entrée en scène de l'Action mondiale des peuples (AMP). Il ne s'agit pas d'une organisation de plus. L'AMP fonctionne selon le mode fédératif. Chaque organisation membre est responsable de ses actes, peut soutenir ou non une action. Ce fonctionnement a dérouté certains observateurs. Il n'y avait pas forcément un seul discours, basé sur une ligne politique commune à toutes les composantes du mouvement.
L'AMP s'active depuis des mois pour mobiliser des gens et montrer au monde que l'OMC ne réunit pas tous les suffrages. L'AMP a réussi sa campagne. A Genève, comme dans 150 lieux de par le monde, des milliers, parfois des dizaines de milliers, de citoyens, ont clamé, pacifiquement mais avec force, leur refus de ce nouvel ordre mondial. Cette semaine fut donc aussi et surtout un beau moment d'action politique commune de résistance.
Venons-en à la violence. Nous avons dit tout le mal que nous pensions de l'agression gratuite -donc hors échauffourée- de deux policiers sérieusement blessés (notre édition du 20/21 mai).
Nous trouvons aussi imbéciles et inacceptables les dégâts matériels commis, notamment contre des petits magasins, bus et autres lieux dont les propriétaires n'ont rien à voir avec l'OMC.
Cela dit et redit, il sera nécessaire de s'interroger sur ces explosions de violence. Les casseurs sont souvent fort jeunes. Ils ressentent pour certains un fort sentiment d'injustice et ne supportent plus ce spectacle permanent d'une espèce d'adulation pour ceux qui vont détruire le monde. Ils ne reçoivent pas de réponses à leurs questions. Au contraire, la majorité des élus, qui devraient aussi les représenter, participent au grand spectacle.
Pour combler l'absence de perspectives et d'utopies, ils ne trouvent en face d'eux que les policiers de l'Etat mis au service de la protection rapprochée de l'OMC et de ses clones idéologiques.
Genève a en effet été mis en état de siège. Et si, dans un premier temps, la police semble avoir été réservée, il n'en a pas été de même jusqu'au bout. Les témoignages affluent qui parlent de violences policières hors affrontements, de jeunes frappés avec acharnement alors qu'ils étaient à terre, d'interpellations musclées de personnes dont il a été ensuite prouvé qu'elles n'avaient rien eu à faire avec une action violente. Même de simples passants ont subi ce genre de coups "perdus".
La police genevoise a déjà été montrée du doigt à propos de dérapages. Même Amnesty International avait cité Genève comme un mauvais élève. Il serait peut-être temps de donner une formation sérieuse aux policiers en matière de respect des droits humains. Et si des pandores passent leurs nerfs sur des personnes qui ne résistent pas, qu'ils soient sanctionnés. On ne peut pas condamner la violence des jeunes et tolérer celle de professionnels du maintien de l'ordre.
Quant aux jeunes dont il est ou sera prouvé qu'ils sont des casseurs, ne serait-il pas plus utile de les confronter à leurs victimes quede les condamner à la prison?
Un vrai débat sur la violence serait d'ailleurs nécessaire,notamment au sein de certaines forces de gauche. Le pire serait que Genèvepanse ses plaies et n'y pense plus.
De toutes les manières, la résistance contre l'idéologiede l'OMC et cie ne fait que commencer. Si les citoyens ne parviennent pasà reprendre le contrôle du monde, nous vivrons alors de vraies émeutes. Comme d'autres pays les subissent déjà.
Des mouvements comme l'AMP sont un des meilleurs remèdes pour combattre la nocivité du nouveau parti unique dont l'OMC constitue le bureau politique.
Patrice Mugny