La grande manifestation d'opposition au G8 a été un succès, malgré quelques casseurs. Les deux tronçons se sont rejoints juste avant la douane franco-suisse.

100 000 pacifistes de toute l'Europe ont participé à un dimanche sans frontières
Paru le : 2 juin 2003 http://www.lecourrier.ch/Selection/sel2003_451.htm

Des drapeaux à foison, des calicots aussi nombreux, une foule bigarrée et un objectif commun: dire tout le mal que l'on pense des chefs d'Etat des pays les plus puissants réunis à Evian. Récits d'une journée mémorable à Genève et en France voisine.

MARCO GREGORI

Je déclare la fin de la manifestation et je vous souhaite un bon retour dans vos foyers. » Il est 14 h 10, le député Rémy Pagani, membre du Forum social lémanique (FSL), est au comble de l'émotion. La douane franco-suisse de Thônex-Vallard est un gigantesque fleuve humain. Combien sont-ils les manifestants qui du centre-ville de Genève et d'Annemasse ont répondu à l'appel des collectifs anti-G8? Difficile de compter car les manifestants sont partout: sur les ponts, sur le premier tronçon de l'autoroute blanche, sur les toits, sur les pelouses, à la douane. Dès lors, le chiffre de 100 000 participants avancé par les organisateurs paraît crédible. Parmi eux, au moins 40 000 personnes ont participé au défilé genevois.

ON SOMNOLE ENCORE

Celles-ci avaient rendez-vous au quai du Général-Guisan, à la hauteur du Jardin anglais, à 10 h. Dès 9 h, la foule commence à affluer et à rejoindre les militants qui, dès 5 h 30, bloquaient l'accès du pont du Mont-Blanc aux véhicules (lire en page 5). Seuls les militants de la Ligue communiste révolutionnaire sont déjà en ordre de marche. Pour le reste, il règne un joyeux désordre. Pour un peu on se croirait à une Fête de l'Huma. Anne-Cécile distribue ses pancartes. Le mouvement Socialist Worker vend des livres. Sur les pelouses du Jardin anglais, des dizaines de manifestants somnolent encore, malgré les nombreux camions qui diffusent toutes sortes de chants révolutionnaires et autres compositions de Manu Chao, en version Mano Negra ou non. Les membres du service d'ordre du FSL commencent à apparaître, facilement reconnaissables à leur t-shirt jaune et bandeau rouge. Les enfants et les poussettes ne sont pas très nombreux, mais il y en a.

Peu à peu, le cortège prend forme. La tête est constituée par une grande banderole où, comme il se doit, est inscrit « G8 illégitime ». Les groupes se constituent, les drapeaux commencent à flotter aux côtés des calicots les plus divers et dont beaucoup ne sont pas en français. Très vite on s'aperçoit que les pacifistes sont venus de toute l'Europe. 10 h 30. Le signal du départ est donné. Mais la tête du cortège n'accomplit que quelques mètres. Il s'arrête le long de la rue Pierre-Fatio. Quelques minutes plus tard, la manif repart, pour de bon cette fois.

Au tour des CASSEURS

Des centaines de personnes regardent la manifestation défiler en contrebas de la Promenade de l'observatoire. Cette dernière n'a jamais aussi bien porté son nom: le coup d'oeil est magnifique. Des milliers des drapeaux flottent au-dessus de la marrée humaine. Orange, rouges, bleus, verts, en fonction de l'appartenance des groupes qui les portent, ou tout simplement arc-en-ciel avec « paix », « pace » ou « peace » écrit dessus. Il y a un air de carnaval, encore accentué par huit masques géants, représentant les huit chefs d'Etat du G8.

Il est environ 11 h et c'est le moment que choisissent quelques centaines de casseurs pour entrer en action. Restés en queue de défilé, une petite centaine d'entre eux s'en prennent à des vitrines de la rue Pierre-Fatio. Puis ils remontent le cortège. Même s'ils sont plutôt à l'arrière, ils sont bel et bien mêlés au gros de la foule, rendant l'action du service d'ordre des plus difficiles. Quelques centaines de mètres plus loin, à la route de Malagnou, une petite station-service située juste avant la rue Henri-Mussard, est saccagée. Un peu plus haut, les t-shirts jaunes parviennent à éviter que les hommes en noir démolissent complètement un bureau de poste. Mais les casseurs se rattraperont une heure plus tard sur la station essence qui se trouve à cent mètres de la douane. Le saccage sera même accompagné d'une brève bagarre entre militants pacifistes et vandales.

Mais le gros de la manifestation n'aura pas assisté à ces scènes désolantes. La marche se poursuit, fréquemment rythmée par « Bella ciao ». Des groupes de musique, à pied ou sur des camions, se démènent tout au long du cortège, distants les uns des autres de quelques dizaines de mètres.

SIROP POUR TOUT LE MONDE

Si l'opposition au G8 agit comme dénominateur commun, les revendications sont multiples. L'annulation de la dette des pays pauvre est en bonne place, la Marche mondiale des femmes aussi. Mais des mouvements tels que le collectif de soutien aux sans-papiers, des groupes propalestiniens, des syndicats, des partis de gauche, ne sont pas en reste. Chacun y va de son calicot, de son animation, de sa décoration, de son slogan. Pêle-mêle, la foule en a « assez de cette société qui n'offre que la guerre et la misère ». Elle rappelle que « el pueblo unido, jamas sera vencido » et souligne que « à ceux qui veulent dominer le monde, le monde répond résistance ». Elle veut donc « en assiéger huit pour sauver tous les autres ».

Peu avant Sous-Moulin, une pause est décrétée. On attend le cortège français, qui a du retard. Pause bienvenue. Car, la chaleur aidant, il fait soif et le FSL a prévu un point de ravitaillement: sirop, là aussi de toutes les couleurs, pour tout le monde! A quelques mètres de là, la protection civile distribue des poches d'eau, également très appréciées.

A 12 h 30, le défilé venant d'Annemasse rejoint le cortège genevois. Rémy Pagani commence à livrer des instructions. « Serrez-vous! » « Avancez jusqu'à la douane! » « Laissez passer le camion! » « On cherche les orateurs! » Bref, on retrouve le désordre d'avant le départ. Mais il en faudrait plus pour altérer la bonne humeur du bonhomme: « Nous sommes 100 000. C'est une victoire absolue sur la campagne de dénigrement et de répression », lâche-t-il avant de donner la parole à Michèle Spiler, de la Marche mondiale des femmes.

« APPLAUDISSONS-NOUS! »

Dénonçant le patriarcat et le néolibéralisme, « qui se nourrissent mutuellement », la militante énumère tous les « déséquilibres profonds » répandus sur la planète: entre les femmes et les hommes, entre le Sud et le Nord, entre l'Est et l'Ouest, entre les riches et les pauvres, entre les campagnes et les villes. Elle dénonce « une poignée de dirigeants sans lois ni sanctions sociales ». Et rappelle que les femmes marchent pour que « chacune et chacun aient de quoi vivre et des raisons de vivre ». Précisément ce à quoi aspire le peuple irakien, dont l'un de ses ressortissants, représentant de l'opposition démocratique irakienne, demande le soutien des manifestants afin que « l'Irak ne soit pas une colonie américano-britannique ».

Quelques minutes plus tard, un militant du mouvement de lutte contre le sida Act Up rappelle qu'en 2001, à Gênes, le G8 avait promis de verser 10 milliards de dollars par an pour combattre ce fléau. Deux ans plus tard, seul un milliard a effectivement été versé. A la mémoire des 25 millions de morts du sida depuis vingt ans, le militant demande que la foule se couche par terre et respecte une minute de silence. Aussitôt, des milliers de manifestants s'exécutent.

La manifestation touche à sa fin. Mais Rémy Pagani a encore un souhait: « Nous avons réussi un pari extraordinaire. Je vous propose de nous applaudir. » Le bruit qui suit est assourdissant.

« Enlève ta cagoule, gamin »

AMBIANCE · Les manifestants sifflent les casseurs « noirs ». « Nous méprisons ce genre d'attitude. Casser n'est pas contester », déplore l'un d'entre eux.

« Espérons que tout se passera au mieux », soupire Francesco, militant du Parti du travail. Il est 10 heures. Les manifestants convergent vers le Jardin anglais. La peur que le cortège, pacifiste, puisse dégénérer en confrontation violente entre les « blocs noirs » et la police hante les esprits. Mais il y a aussi de la résignation. « Ils ne vont pas laisser passer cette occasion pour faire à nouveau de la casse », soupire José, se lamentant sur les incendies et les saccages qui ont eu lieu la nuit précédente. Voilà qu'à la jonction entre le pont du Mont-Blanc et l'Horloge fleurie, en direction de Rive, les Black Blocs se présentent immanquablement au rendez-vous.

« Il faut accompagner ce tronçon », souffle, inquiet, le syndicaliste Rémy Pagani aux membres du service d'organisation du Forum social lémanique (FSL), vêtus, eux, d'un t-shirt jaune et armés de bonne volonté. Plus loin, Jean Ziegler, rapporteur spécial de l'ONU pour le droit à l'alimentation, répond aux questions d'une journaliste. Le secrétaire d'Attac Suisse, Alessandro Pellizzari, serre des mains, discute avec des amis, suivi par une caméra de la DSR, la télévision suisse alémanique.

OBSERVATEURS JURIDIQUES

Tout semble aller pour le mieux, les t-shirts jaunes rassurent, se mélangent à la foule, ils sont nombreux. Les représentants du Legalteam, observateurs juridiques, sont là, armés, eux, de blocs-notes et stylos. L'ambiance est propice aux bavardages. La tête du cortège s'est éloignée, le deuxième tronçon se met en branle. « Nous nous opposons au G8. Il est illégitime », explique Sonia, genevoise, 35 ans. « Je suis venu d'Italie pour dénoncer le marchandage du monde », dit Roberto, 43 ans. Les raisons des manifestants sont claires. Elles coïncident avec celles des organisateurs.

« Crack », une vitrine de la boutique Escada, à la rue Pierre-Fatio, est brisée. Les Black Blocs ont frappé. Pour fêter le « geste » qu'ils viennent d'accomplir, ils font exploser des pétards. La peur s'installe. « Où est la police », s'interroge Monique. « Il vaut mieux qu'elle ne soit pas là. Cela pourrait attiser la violence », analyse son voisin. Les Black Blocs se font prendre à partie par des manifestants. « Enlève ta cagoule, gamin », hurle l'un d'eux. A hauteur du Musée d'histoire naturelle, des jeunes vêtus de noir tentent de quitter le cortège.

Ils ont reçu des ordres. « Retournez vers la rue du Rhône », assène, en français, l'un d'entre eux. Le service du FSL s'y oppose. Avec succès. Le calme revient. Provisoirement. « Nous avons fait le voyage d'Espagne pour accompagner nos amis écologistes », commence alors à raconter un couple de Barcelone. « Boum », « crack ». La station d'essence BP, route de Malagnou, est entièrement saccagée. Il est 11 h 15. L'inquiétude gagne les manifestants. Les « blocs noirs » se font conspuer. La foule siffle à l'encontre de ces casseurs. Le couple espagnol, lui, a disparu.

MAIS QUE FAIT LA POLICE?

Les t-shirts jaunes du service d'organisation du FSL parviennent à repousser l'attaque des Black Blocs au bureau de poste de Malagnou. « Que fait la police? » demande un retraité bardé du drapeau arc-en-ciel. La question circule comme une traînée de poudre parmi les manifestants. Ils veulent savoir si « quelqu'un va intervenir enfin et arrêter cette bande d'abrutis », s'énerve Louise, 36 ans. Il reste encore quatre ou cinq kilomètres jusqu'au point de rencontre avec le cortège parti d'Annemasse: la frontière de Thônex-Vallard. Sur ce tronçon de route, longé par des murs élevés ou par des grillages, il n'y a pas grand-chose à saccager. Les Black Blocs se dispersent. Le cortège reprend son rythme festif.

L'attention se concentre alors sur la contestation, « la vraie, celle qui s'exprime par les hymnes, les drapeaux, les pancartes et les chansons », souligne Jean-Jacques, 42 ans, genevois. « Casser, ce n'est pas contester », déplore-t-il. « Nous, les manifestants, nous avons un message à faire passer. Nous voulons que le G8 entérine une fois pour toutes l'annulation de la dette, que les pays pauvres puissent avoir des médicaments moins chers pour soigner les malades de sida... », s'essouffle-t-il. « Mais toutes ces revendications risquent d'être occultées par les saccages d'une poignée d'irresponsables. » FLo


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