LA MANIF - Genève en pleine « Militance Parade »! (02/06/2003)
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Au fil des minutes, le récit de la grande manif de dimanche. Comme si vous y étiez!

JEAN-NOËL CUÉNOD

7h55, le Jardin anglais s'éveille. Des sacs de couchages s'animent. Quelques têtes endormies se lèvent. Des bras s'étirent. Les flonflons de la colère anti-G8 commencent à se déchaîner, ce qui finit de réveiller les manifestants ayant choisi le parc pour hôtel. Quelque 2000 personnes garnissent rapidement le pont du Mont-Blanc. A l'arrivée, sept heures plus tard, ils seront 50 000 selon la police, 100 000 à en croire les organisateurs et 70 000 d'après l'Institut Monpifomètre.

Le bruit se répand comme une traînée de poudre (évidemment): il faut bloquer les ponts afin de retarder la venue des délégations au G8 d'Evian. On fonce vers le pont de l'Ile. 8h15, tension place Bel-Air. Devant la statue de Philibert-Berthelier qui bombe le torse plus que jamais, des barricades de palissades et conteneurs sont élevées.

Les forces de l'ordre sont habillées façon robocop, c'est-à-dire d'un accoutrement qui tient à la fois du guerrier japonais médiéval et du héros de science-fiction. Mais elles restent immobiles. Zen, quoi.

Au pont de la Coulouvrenière, de la fumée s'élève. Cap sur cet objectif. Deux barricades ont été érigées également sur ce pont, au début et à la fin de l'ouvrage. Celle qui est située rive gauche brûle en partie. Des panneaux de bois sont en train de flamber. Sans grand risque. Un bruit circule: ça castagne place Bel-Air. Mais à cet endroit, tout semble calme. Un des organisateurs explique: "Quelqu'un a jeté un pavé sur la police. Qui n'a pas réagi." La camionnette du Forum social lémanique débarque au milieu de Bel-Air et fait retentir de la techno gros calibre. Tout le monde se tourne vers les baffles. Et aucune baffe ne part, ni d'un côté, ni de l'autre. On savait que la musique adoucit les mœurs. Mais jusqu'à maintenant, on en était moins sûr concernant la techno...

9h20. La foule prend de l'ampleur. Retour vers le pont du Mont-Blanc qui est noir de monde, de même qu'aux alentours. Un groupe de la Ligue communiste révolutionnaire française avec Alain Krivine en tête fait partie de la masse. Il est suivi par une camionnette avec orchestre dont la guitare sèche tente de rivaliser avec la techno des voisins d'Attac. Rude combat dans les décibels. Les militants de la LCR entonnent le célèbre chant du Parti socialiste italien puis des partisans transalpins: Bella Ciao. Mais ils le chantent en français. L'effet est aussi peu convaincant qu'un film de Fellini doublé en allemand!

Le cortège démarre en musique

10h04, la manif s'ébranle. Les premiers rangs se placent à l'angle des rues Versonnex et Fatio et prennent la direction de Rive. Dix minutes plus tard, le début du cortège s'arrête au rond-point de Rive, afin de ne pas se séparer des rangs placés derrière. L'esplanade des bus, les deux rues qui la longent et le rond-point sont entièrement occupés par les manifestants.

10h30, les rues en voient de toutes les couleurs. Le défilé repart, c'est l'occasion de faire les premiers bilans. Musical d'abord. Les camions ou camionnettes portant sonos et musicos fleurissent partout. Et il y en a pour tous les goûts: Brassens revisité par l'anti-G8 sur l'air de la Mauvaise réputation; du rock de toutes tendances; de la techno de toutes obédiences; des musiques folkloriques, grecques, turques, kurdes, ex-yougoslaves, des chants révolutionnaires, l'Internationale bien sûr, et même la Varsovienne, que l'on croyait morte et enterrée depuis Mai-68.

Les drapeaux sont aussi de la fête: rouges, verts, bleus, noirs, noirs et rouges, basques, tibétains, palestiniens, chiliens, colombiens, brésiliens. Les inscriptions sur les calicots et les pancartes sont elles aussi des plus mondialisées: en grec, en turc, en allemand, en anglais prédominant, eh oui, même là! en français, en italien, en espagnol, en portugais et même en japonais! Que disent-ils ces slogans? Voici une sélection totalement subjective, par genre. Sur le mode philosophique: "Il ne suffit pas de proclamer, il faut encore connaître la vérité" (Forum social lémanique). On dirait du Platon! Sur le mode éternel: "Stop Imperialism, No War". On a déjà lu ça quelque part, non? Sur le mode émouvant: "Le G8 plus aveugle que nous!" La pancarte est portée par deux non-voyantes accompagnées.

Sur le mode calembush: "G8 ans d'âge mental, signé GWBush". Sur le mode aquatique: "Evian, assez de promesses à l'eau!" Sur le mode sibyllin: "Je ne suis pas dupe" Ah bon? Mais de quoi? Et de qui? Et enfin sur le mode hygiénique: "Le G8, une piquette buschonnée pour les WC." Il est vrai que les Américains ont commis l'impardonnable sacrilège de jeter des bourgognes et des bordeauxs dans le caniveau. Et ce n'était pas de la piquette!

La palme du char contestataire revient sans aucun doute à celui du SIT (Syndicat interprofessionnel des travailleurs): il porte des espèces de dragons multicolores à plusieurs têtes. On dirait du Tinguely ayant fumé un tapis afghan!

Comme un immense boa, la foule monte lentement vers la route de Malagnou. En scandant des slogans et en chantant. Elle est composée de tous sexes et de tous âges. L'ambiance est à la fête et non à la casse. Du moins pour la quasi-totalité des manifestants.

Station-service prise d'assaut

11h30. Un cocktail Molotov lancé sur une pompe à essence: depuis le départ, un groupe d'une centaine de prétendus Black Blocks se tient en groupe serré. Ces gaillards avaient tiré des pétards sur l'esplanade des bus. Et semblaient prêts à en découdre. Parlant principalement allemand (mais non pas avec l'accent alémanique) et, plus rarement anglais, ils portent le drapeau noir des anarchistes et sont cagoulés à la mode corse.

Ils arrivent à la hauteur de la station d'essence qui est située au début de la route de Malagnou. L'un d'entre eux jette un cocktail Molotov sur une pompe à essence. Ce qui provoque un début de panique. Heureusement, cet engin artisanal ne flambe, ni n'explose. Puis le groupe casse méthodiquement les pompes. Ils en feront de même avec la poste de Malagnou.

Ce sont les deux seuls incidents importants du cortège. Le service d'ordre intervient pour séparer les casseurs des manifestants. Se sentant isolés, les Black Blocks cessent leur manège. Ils sont tout de même un peu curieux ces anars ou soi-disant tels! Certains ont le crâne rasé, sont chaussés de Doc Marteens, revêtent des bombers. Ils n'entonnent aucun slogan, ne portent aucune pancarte et n'ont aucun rapport avec les autres anars. Bref, ces casseurs ressemblent plus à des hooligans néonazis qu'à des libertaires pur sucre!

De l'eau, de l'eau!

11h45, une oasis samaritaine. Le soleil a lui aussi sorti sa matraque. Ses coups sont rudes. La soif se manifeste. Malagnou se met à fondre à fond. Dieu merci, les bons Samaritains sont là. Juste avant le chemin du Velours. Ils distribuent gratuitement de l'eau en berlingot. On s'en fout partout. Mais on parvient quand même à boire quelques gouttes salvatrices.

12h40 jonction franco-suisse. Sous les vivats, les manifestants venant d'Annemasse rejoignent le défilé à Sous-Moulin vers le stade des Trois-Chêne. Sur le pont, se trouvent les grosses têtes de carton représentant les dirigeants de la planète G8.

La plate-forme douanière de Thônex-Vallard est bientôt envahie par la manif réunie. Pas un douanier, pas un policier en vue. Vide absolu dans les bureaux. Les vitrines sont maculées d'inscriptions mais non pas brisées. Des concerts improvisés éclatent partout sur cette grande plate-forme. Des militantes trotskistes exécutent des danses du ventre sur des airs arabes; elles remportent un grand succès, au-delà même de leur horizon politique.

Jean Ziegler est de la partie, de même que le conseiller national Nils de Dardel. José Bové se taille un joli succès. Surtout que les manifestants se dirigent maintenant vers la Migros d'Etrembières où se tient un MacDonalds. "Alors José, tu sais les démonter toi, les MacDo, Tu peux pas nous donner un coup de main?" Bové ne veut pas entendre. De toute façon, les abords de la Migros d'Etrembières sont entourés de barbelés et gardés par des robocops français (gendarmerie mobile) sur pied de guerre. Le MacDo - dont le responsable avait eu la prudence d'enlever l'enseigne - et les autres commerces ne subissent donc aucun dégât.

15h c'est la fin, en larmes! La manif se disloque. Les uns partent vers l'aérodrome d'Annemasse pour un dernier rassemblement, les autres regagnent leurs cars, la plupart retournent à Genève. En bas de Malagnou, les manifestants sont accueillis à coups de grenades à gaz lacrymogène. On tombe en plein dans un nuage toxique. Suffocation, nausée, brûlures à la gorge, aux yeux. La manif se termine dans les larmes.


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