Amnésie utile (Commentaire)
Paru le : 11 juin 2003 http://www.lecourrier.ch/Commentaires/Com2003_083.htmMANUEL GRANDJEAN
La citation est longue, mais elle vaut son pesant de pavés. Ouvrons donc les guillemets:
« Il y avait environ un tiers d'agitateurs plus ou moins professionnels provenant de France, d'Allemagne et d'Italie; un tiers de voleurs en bandes venus d'Annemasse dans l'unique but de piller. (...) Ce n'était rien d'autre qu'un cambriolage de masse; enfin, un bon tiers de jeunes, un peu là pour le sport. Casser du flic. (...) Nous étions face à des spécialistes venus de Paris avec des méthodes très nouvelles ici. Des gens hyperorganisés, avec natels, qui bougent en petits groupes, changent de vêtements et disposent de matériel pour bloquer une ville. »
Qui dit cela? La conseillère d'Etat genevoise en charge de la police après la récente casse en marge de l'anti-G8? L'actuel chef de la police?
Non. En fait, ces propos, dont le contenu est largement repris aujourd'hui, ont été tenus il y a cinq ans par le chef de la police de l'époque, Laurent Walpen1. A la similitude des propos - « nous avons été confrontés à une situation inédite à Genève » - correspond l'oubli volontaire des événements de mai 1998.
Ce mois-là, pourtant, la séquence des événements est très semblable à celle que nous venons de vivre.
Genève recevait de nombreux chefs d'Etat pour le 50e anniversaire de l'Organisation mondiale du commerce. L'Action mondiale des peuples avait lancé un appel international à manifester. La police avait donc la double tâche d'assurer la protection de la conférence et l'ordre public.
Le samedi 16 mai 1998, une grande manifestation se déroule quasiment sans incidents (photo JLP). Mais les nuits qui suivent - samedi, lundi et mardi - sont le théâtre de graves émeutes, avec des bris de vitrines et des pillages. Les policiers, rapidement dépassés et épuisés, se laissent aller à une répression de plus en plus forte et aveugle. Les casseurs, eux, passent entre les mailles...
Il n'y aurait pas lieu de s'étendre davantage si, en 1998, les autorités politiques et policières ne s'étaient donné pour objectif de faire face à cette évolution. Ainsi, une commission d'enquête parlementaire avait été nommée. Dans son rapport déposé le 8 février 1999, celle-ci relevait que - si la discrétion de la police avait été appréciée durant la manifestation officielle - il « ne faut pas tolérer qu'une vingtaine de personnes se mettent à casser et semer la panique ». Le texte poursuit: « Ainsi, même si une manifestation est autorisée, la police doit intervenir lorsque des personnes viennent l'entraver. C'est pourquoi des commerçants en veulent à la police, parce qu'elle ne les a pas protégés. De plus, il est inconcevable que dans le dos d'un cordon de police des casseurs soient à l'oeuvre. »
Ce travail aurait dû aboutir à une double prise en compte: des causes de la violence des jeunes d'une part, de l'inadéquation du dispositif policier d'autre part. Sur les deux plans, on n'a pas dépassé le stade des débats et des études.
L'ensemble de la classe politique se partage sans doute la paternité de cet immobilisme.
Mais il y a des responsabilités plus évidentes que d'autres. En 1998, les partis de l'Entente bourgeoise (et les socialistes) avaient rapidement décidé de boycotter la commission d'enquête, au prétexte qu'un député membre était trop proche des milieux contestataires.
Ainsi, d'hier à aujourd'hui, la droite montre-t-elle une belle constance à entretenir l'amalgame entre manifestants et casseurs et à bloquer toute évolution pour mieux incriminer ensuite l'opposition. Ce n'est peut-être pas un hasard si la police du radical Ramseyer et de la libérale Spoerri s'est montrée incapable de réforme.
1 Interview parue dans L'Hebdo du 28 mai 1998.
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