Cent jours pour... contrer le G8 d'Evian
Challenges, juin 2003 - Nº 203 - Coulisses
http://www.challenges-eco.com/articles/p203/a200675.htmlEn marge des sommets, les « altermondialistes » ont aussi leurs rendez-vous. Cette fois, c'était au bord du lac Leman. Récit des préparatifs.
Assis dans l'herbe, fermement enlacés, ils scandent: « Police partout, justice nulle part! » En face d'eux, bien en ligne, des jeunes gens remuent nerveusement des cylindres en carton. Soudain, les faux CRS passent à l'attaque, matraquent gentiment leurs camarades et extirpent les maillons faibles de la chaîne humaine, copieusement aspergée par des spectateurs réjouis. A la fin de l'exercice, un gentil organisateur procède au débriefing de la séance et prodigue d'ultimes conseils aux apprentis résistants. Le lendemain, à l'aube, des « actions de blocage » sont prévues, quelques heures avant le démarrage de la grande manifestation du 1er juin contre le G8. Leur but? Empêcher les délégations officielles des huit pays les plus riches de la planète de rejoindre la « zone rouge » d'Evian, interdite et militarisée, en bloquant les routes et les ponts qui y donnent accès.
Ce training surréaliste a lieu en plein champ, près de l'aérodrome d'Annemasse, dans un campement baptisé « village intergalactique ».
L'étrange appellation renvoie à la première Rencontre intergalactique pour l'humanité et contre le néo-libéralisme, initiée en 1996 par le sous-commandant Marcos, l'icône de la « génération Seattle ». Encerclé par 60000 soldats de l'armée fédérale mexicaine, le leader des zapatistes du Chiapas avait lancé un appel à tous les opprimés de la planète, sans-terre, pauvres, femmes ou homosexuels. Près de 3000 militants de 43 pays avaient fait le voyage jusqu'au fin fond de la Sierra Lacandona, au Mexique. Depuis, de Seattle 1999 à Porto Alegre 2003, en passant par Millau 2000 et Gênes 2001, la même voix romantique et protestataire se fait entendre à chaque sommet international. Cette fois-ci, en Haute-Savoie, plusieurs milliers de jeunes ont planté leurs tentes dans les campements « alternatifs » d'Annemasse, le VIG (Village intergalactique), le VAAG (Village alternatif anticapitaliste et antiguerre), plus radical, ou encore le Point G, facile à trouver... mais interdit aux hommes. Dans une ambiance de Teknival, on croise des anars allemands coiffés à l'iroquoise, des « teufeurs » piercés amateurs de techno hardcore, des joueurs de tambour djembé en dreadlocks et des militants d'ONG catholiques ou des Verts, à l'allure nettement plus proprette.L'organisation de cette grande fête oecuménique a fait l'objet d'une préparation minutieuse, commencée il y a plusieurs mois. « Dès qu'on a su que ça se passerait en France, on a commencé à y réfléchir », se souvient Gustave Massiah, vice-président d'Attac et président du Crid, le Centre de recherche et d'information pour le développement, une coordination regroupant une cinquantaine d'associations de solidarité internationale. « On en parlait déjà à No Border, l'été dernier », confirme Cédric Durand, animateur du réseau de jeunes et d'étudiants G8 Illégal. En juillet 2002, à Strasbourg, les premiers plans d'action sont imaginés dans ce campement international opposé aux frontières et au « contrôle social ». Ils seront repris au Forum social européen de Florence, en novembre, puis de nouveau discutés lors du dernier Forum de Porto Alegre, au mois de janvier. Mais la mobilisation effective du mouvement ne commence que trois mois avant le sommet, avec la première « réunion de coordination européenne contre le G8 », les 1er et 2 mars, à Genève. Près de 300 militants sont réunis, représentant presque autant d'organisations venues de toute l'Europe, une nébuleuse complexe comprenant les réseaux européens d'Attac, les Disobedienti italiens, les Britanniques de Global Resistance, les Suisses du Forum social lémanique, des syndicats (de la CGT à la Confédération paysanne), des ONG (de Greenpeace à Act Up), des partis politiques (LCR, Verts...).
Le programme du contre-sommet est alors fixé dans sa forme quasi définitive, avec ses cinq grands chapitres: la manifestation transfrontalière du dimanche 1er juin, entre Genève et Annemasse, les villages alternatifs, les projets de blocages non violents, le « feu au lac » (l'allumage, le samedi soir, de grands feux tout autour du Leman) et l'organisation de plusieurs conférences alternatives, dont le Sommet pour un autre monde, prévu à Annemasse, et un « tribunal de la dette » organisé à Genève.
« Pensez globalement, agir localement. » Ce slogan emprunté aux multinationales illustre la stratégie des « altermondialistes ». Au niveau international, deux grandes réunionsà Genève (début mars et mi-mai) ont suffi à coordonner les initiatives, prises en charge de manière autonome par différents acteurs. Les feux au lac ont été organisés par les Suisses du Comité vaudois. Les associations partenaires du Crid (Agir ici, Les Amis de la Terre, Greenpeace, le Comité catholique contre la faim et pour le développement...) ont invité sur leurs propres deniers les participants au Sommet pour un autre monde, pour la plupart des représentants des pays du Sud, venus débattre à Annemasse des grands thèmes au programme du G8: l'accès à l'eau, la lutte contre le sida, la dette des pays du tiers-monde... Le réseau G8 Illégal, constitué en marge du sommet de Florence, a entièrement géré l'organisation du « village intergalactique », relayé par des collectifs locaux et aidé par des syndicats comme Sud Etudiant. De même, c'est un collectif lyonnais, le CLAAC (Convergence de luttes anti-autoritaires et anti-capitalistes) qui a mobilisé les participants du VAAG, des activistes de tous les réseaux européens, anarchistes italiens et anglais ou membres du mouvement libertaire No Pasaran.
L'Etat comme les manifestants n'ont qu'une crainte: voir se reproduire le scénario catastrophe de Gênes, ses scènes de casse et ses provocations policières. Avec en tête le spectre de Carlo Giuliani, abattu le 20 juillet 2001 par un carabinier. La négociation avec les pouvoirs publics sur la question de la sécurité est donc l'un des enjeux majeurs de la préparation. Dès le printemps, des rencontres régulières ont eu lieu entre une coordination nationale anti-G8 et les pouvoirs publics. D'un côté, les représentants de réseaux nationaux, comme le G8 Illégal, ou locaux, comme le Charg8 74, collectif haut-savoyard de résistance au G8. De l'autre, les autorités policières conduites, côté français, par Jean-François Carenco, préfet de la Haute-Savoie, et Jean-Claude Poimboeuf, secrétaire général du G8. « Lors de la première réunion, le 19mars, le préfet nous a dit d'emblée: ce ne sera pas Gênes. Il nous a même précisé: on a donné l'ordre qu'il n'y ait pas de provocations policières. Apparemment, ce n'est pas dans leurs habitudes », se souvient en rigolant Marie-Louise Benoît, professeur d'économie, militante d'Attac 74 et membre du Charg8. La même promesse de faire un « anti-Gênes » sera d'ailleurs réitérée par Jacques Chirac, le 30avril, lorsqu'il recevra à l'Elysée, pendant près de quatre heures, les trente présidents des principales associations altermondialistes. Le préfet promet aussi d'emblée à ses interlocuteurs que la frontière entre Annemasse et Genève restera ouverte du 29 mai au 3juin.Mais, sur d'autres points, les autorités se montrent nettement moins conciliantes, maintenant notamment la décision, annoncée par le ministre de l'Intérieur Nicolas Sarkozy dès le 28 février, de suspendre les accords de Schengen et de rétablir les contrôles aux frontières. La police refuse également que les matricules des policiers soient visibles, ce que demandent les anti-G8 afin de pouvoir identifier les auteurs d'éventuelles bavures. « Est-ce que je demande que les manifestants soient numérotés? » s'offusque le préfet. « C'est juste que c'est plus dur pour nous de demander ses papiers à un policier », lui répond du tac au tac un représentant de G8 Illégal.
Les questions de logistique sont aussi à l'ordre du jour. Les anti-G8 obtiennent la réquisition d'une dizaine de sites. Entre autres, le centre Martin Luther King, au coeur d'Annemasse, où se tiendra le Sommet pour un autre monde, ainsi que 30hectares de champs près de l'aérodrome, pour accueillir les villages alternatifs. Au moins 10000 personnes devraient y planter leurs tentes. La coordination obtient également le déblocage par la mairie et le département de 1 million d'euros principalement utilisés à apporter de l'électricité et de l'eau dans les villages. Le résultat? Les campeurs du VIG et du VAAG bénéficient d'un confort exemplaire. Des toilettes mobiles ont été installées. Un chapiteau baptisé « media center » abrite des ordinateurs où les militants peuvent se connecter à internet.Plus loin, une radio a même été installée. « Si tu veux participer au débat, pas de problème, prends un micro, ici c'est autogéré », nous invite le responsable de la station éphémère.
Il règne dans les villages une étonnante impression d'ordre. Les adeptes de la désobéissance civile sont loin d'être des adversaires de la discipline. Il y a même un « service d'ogres » (et ogresses), tenu par de frêles jeunes filles au lieu des habituels gros bras. Les campeurs qui s'installent doivent tous accepter la « charte de vie » qui régit chacun des villages: pas de comportement agressif, sexiste ou xénophobe et un respect absolu de l'environnement. « Tu as vu comme c'est propre ici? » nous fait remarquer un jeune rasta, dans la file d'attente d'un restaurant végétalien tenu par des anarchistes néerlandais. On y donne ce qu'on veut et on lave soi-même ses assiettes.
Les règles de comportement, les militants en ont pris connaissance sur les sites internet consacrés au G8 « déviant ». Dès avril, on pouvait aussi y consulter les horaires des cars affrétés pour Annemasse, des cartes de la région, et même un manuel du manifestant, regroupant des conseils concernant le comportement face à la police, afin d'« éviter inculpations, arrestations inutiles et mouvements de panique ». Bien sûr, ce luxe de règlements n'empêche pas l'improvisation, pour le meilleur ou pour le pire. Les scènes de vandalisme observées dans le centre de Genève, le 1er juin, l'ont malheureusement montré. Mais la plupart des casseurs - souvent des adolescents descendus de leurs quartiers de la banlieue genevoise - ne ressemblaient pas vraiment aux militants rencontrés dans les villages. Ce qui frappait surtout, c'était le nombre d'observateurs présents, infiniment plus nombreux que les « Robocop » suisses et les jeunes encagoulés: photographes et cameramen, députés du Parlement de Genève en tee-shirt et volontaires de l'Observatoire des libertés, formés par le Syndicat de la magistrature pour témoigner des éventuelles violences policières. Il y avait surtout une multitude de manifestants munis d'appareils photo ou de Caméscope. « Pour la première fois, des médias ont montré la sérénité des manifestations et la qualité des interventions », se félicite Gustave Massiah. « La révolution sera télévisée », déclaraient dans les années 60 les situationnistes prophétisant, comme Guy Debord, l'avènement de la société du spectacle. De ce point de vue, l'anti-G8 millésime 2003, préparé de longue date, était assurément une réussite. Bertrand Fraysse
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