“Nous refusons que le capital, les technologies, les "experts" occidentaux nous imposent leur propre modèle de développement. Nous refusons également que le Nord nous utilise comme argument politique pour exiger de nos élites des réformes que nous n'avons jamais demandées. Nous voulons seulement organiser notre force et la combiner avec la force d'autres mouvements dans le Nord et le Sud, afin de retrouver le contrôle de nos propres vies. Nous ne cherchons pas à occuper une place à la table mondiale des négociations, nous ne voulons pas non plus d'une révolution sanglante. Nous progressons simplement pas à pas vers la construction d'un monde différent, un monde qui partira du niveau local pour aller vers le niveau mondial, un monde issu d'un glissement dans les valeurs et les choix quotidiens de millions de personnes. Nous partageons cette vision avec nos amis européens qui participent à ce projet.” “Le principal objectif de notre démarche est donc de renforcer la communication avec l'ensemble des populations européennes et, plus particulièrement avec les organisations et les militants.
(Extraits du Manifeste de la caravane intercontinentale.)
Contre un génocide annoncé
La situation de l'agriculture indienne (et de toute la société) se détériore rapidement sous les effets du “libre” échange négocié au sein de l'Organisation Mondiale du Commerce. Quelques exemples: L'endettement et la concurrence du marché mondial à déclenché une vague de suicides de petits paysans l'année dernière. Il y a de fortes chances que les suicides recommencent à la prochaine récolte. La violence et la tension augmente dans les zones rurales. Dans le Haryana, 23 paysans ont été tués par la police au mois d'octobre. Le 20 novembre, cinq autres ont été tués dans l'état de Karnataka au cours d'une protestation contre la chute du cours des cacahouètes. Cette baisse de prix était due à la libéralisation de l'importation d'huiles végétales (l'huile de palme, notamment) qui peuvent se substituer à l'huile d'arachide. Des phénomènes semblables sabotent les revenus des producteurs de riz, blé, sucre, etc. Par ailleurs, la libéralisation de l'exportation de l'oignon a engendré une pénurie interne et une multiplication par dix de son prix local en quelques semaines. L'oignon est un aliment de base pour les Indiens, surtout pour les pauvres. Dans plusieurs Etats indiens on cherche à revenir sur la réforme agraire, qui a limité la taille des exploitations, pour permettre la création de d'exploitations agro-industrielles de produits de luxe pour l'exportation (fleurs, par exemple). Les paysans y perdent leur moyens de subsistance, la population leur sécurité alimentaire. La consommation domestique d'aliments baisse de façon alarmante au profit de l'exportation - des exportations dont Cargill, Continental et trois autres géants du grain s'arrogent pratiquement tout le profit. (Ils revendent souvent le blé à l'étranger avec plusieurs centaines de pourcent de bénéfice!) L'exportation de bœuf par PepsiCo et d'autres transnationales (vache folle oblige, on cherche de la viande saine au Tiers monde) risque de laisser les paysans indiens sans moyens de traction agricole.
C'est la survie économique de toute la petite paysannerie indienne qui est en cause : plus de 70 % d'une population qui s'approche du milliard ! Leur mode de vie est frugal et fragile, mais fondamentalement viable (aussi bien du point de vue économique qu'écologique). Où iront-ils, comment vivront-ils, si cet équilibre délicat est bousillé par des mastodontes occidentaux bénéficiant de subsides faramineux et de la productivité d'une agriculture hautement industrialisé ? Et alors qu'il y a déjà des millions de personnes dormant dans les rues des grandes villes indiennes ? Une situation socialement et politiquement explosive.... et dont pour l'instant tire surtout profit les fondamentalistes hindous, qui ont remplacé au gouvernement fédéral le Parti du Congrès (héritier de Gandhi et Nehru) discrédité.
La résistance paysanne - l'exemple du KRRS
Face à la mondialisation néo-coloniale, les mouvements paysans des divers Etats sont la principale force de résistance. Depuis quelque temps, ils cherchent à se liguer pour exiger la sortie de l'Inde de l'OMC (la Caravane en Europe représentant un moment important dans ce processus), rassemblant régulièrement des dizaines, parfois des centaines de milliers de paysans, notamment en mai et septembre dernier. Pour la première fois, cette alliance inclut toutes sortes de mouvements opposés à la mondialisation, depuis les mouvements gandhiens jusque au maoistes. La situation est évidemment très différent d'État en État . Le KRRS (le “ Farmers Association” de l'Etat du Karnataka), qui a pris l'initiative de cette alliance, est aussi le plus puissant (environ 10 millions de personnes sur une population globale de 50 millions) et un des plus intéressants de ces mouvements.
Le KRRS n'est pas un mouvement corporatiste: derrière son travail spécifique avec les paysans, son but est un changement total de la société à tous les niveaux, orienté par le concept gandhien de "République villageoise", un modèle d'organisation sociale, politique et économique basée sur la démocratie directe, sur une subordination de l'économique au social et sur une autosuffisance économique locale maximale. Gandhi ne luttait pas pour un Etat-nation, mais pour une confédération de communautés villageoises dans laquelle chaque village produirait non seulement sa propre nourriture, mais aussi aurait ses propres tisserands, cordonniers, banquiers, musiciens, enseignants, ingénieurs... L'assemblée villageoise devait pouvoir décider de sa propre politique sociale et économique, y compris de ce qui serait importé ou exporté du village. Pour Gandhi, la prédominance du local et du contrôle local dans l'économie serait le garant de la cohésion et de la solidarité sociale. Il permettrait aussi de mettre la machine et l'argent au service des gens, au lieu du contraire.
Aujourd'hui les mythes du “développement” et de la croissance sans fin ni but font de moins en moins illusion. Des millions de personnes autour du monde cherchent une alternative à un capitalisme qui les condamne à la misère et l'exclusion - souvent dans une agriculture de subsistance ou d'autres activités locales et “hors marché”. Dans ce contexte, les idées Gandhiennes - qui rappellent celles des zapatistes et d'autres peuple indigènes, ainsi que celles du MST au Brésil et d'une partie du mouvement sandiniste entre autres - intéresseront peut-être aussi bon nombre d'Européens.
Le modèle de la république villageoise est appliqué dans l'organisation du mouvement. L'unité d'organisation est le village, c'est le seul niveau o? existent des registres de membres. Le village décide de ses propres formes d'organisation, de finance, comme de ses programmes et actions. Au-dessus du village, il y a différents niveaux d'organisation: les niveaux du Taluk, du district et de l'Etat. Seules les décisions qui affectent plus d'un village, mais pas plus d'un Taluk sont prises au niveau du Taluk, et ainsi de suite. L'instance de prise de décision au niveau de l'état est le Comité Exécutif de l'État, qui consiste en 400 délégués de tous les districts.
Depuis le début, le mouvement a appelé à des changements sociaux et culturels. Il a toujours dénoncé le système des castes et revendique son élimination comme une étape nécessaire à la justice sociale en Inde. Pour cette raison, le KRRS est l'une des principales cibles du BJP (le parti fondamentaliste indien, au pouvoir avec une coalition de 31 autres partis).
Fermiers et paysans sans-terre
La réforme agraire a éliminé en principe éliminé les grands propriétaires (avec l'exception des plantantions de thé et de café). Le KRRS est un mouvement auquel adhère des villages entiers, petits propriétaires et sans terre confondus. Les exploitations sont en moyenne d'environ deux hectares. (Nanjundaswamy, président du KRRS a 3 hectares, Puttanniah, Secretaire général, en a deux). Une famille avec 2 hectares a besoin d'une aide saisonnière. Un fermier avec de 2 à 4 hectares peut avoir besoin, selon les conditions, d'ouvriers agricoles permanents. Le KRRS, comme d'autres mouvements paysans progressistes, lutte contre les facteurs généraux (libre échange, chute des prix agricoles) qui appauvrissent tous les paysans, et mène des actions précises en faveur des sans-terre et les ouvriers agricoles.
Depuis 1985 le KRRS distribue des titres de propriété pour des terres de lÉtat occupées par des sans-terre. Par une combinaison d'action directe et d'action parlementaire (où le KRRS est aussi présente), des dizaines de milliers d'hectares de terres ont pu être légalisées, en invoquant le droit à la vie garanti par la constitution indienne. Des chiffres pour tout lÉtat manquent, mais dans le Taluk (unité d'une centaine de villages) dont le Prof.Nanjundaswamy est le député, cela représente presque 2000 titres de propriété. Le KRRS a mené des campagnes semblables dans les 176 Taluks de l'État. Un plafond de 2 hectares par personne a été fixé, pour assurer des terres pour tous. Le processus continue aujourd'hui.
Dès 1980 le KRRS a obligé le gouvernement central a réviser le salaire minimum agricole tous les cinq ans. Mais ce salaire est calculé en fonction d'un calcul du coût de la vie différent que ceux utilisé pour les deux autres catégories de travailleurs. Le KRRS considère que ces discriminations relève du système des castes et revendique un seul index du coût de la vie, qui assurerait un salaire minimum plus élevé pour les ouvriers agricoles. Il demande aussi que ce salaire soit pris en compte dans le calcul des coûts de production agricole et des prix agricoles, pour que les fermiers soient en mesure de payer des salaires équitables à leurs ouvriers.
Le KRRS et les femmes
Les programmes du KRRS défient les structures du patriarcat. Les femmes ont leurs propres structures, mobilisations et programmes dans le KRRS. Elles présentent leurs propres revendications. Le KRRS (hommes et femmes ensemble) a participé à des actions contre la cérémonie de célébration de "Miss Univers" en Inde. Une longue campagne du KRRS (rejoint par d'autres organisations, plus petites) a imposé qu'un pourcentage minimum de sièges de député soit réservé aux femmes. Le Panchayet de Karnataka a été la premier parlement d'Inde (et peut-être du monde) à imposer que 33% des sièges et bureaux soient réservés aux femmes. Le KRRS a aussi imposé à l'État la reconnaissance d'un mariage villageoise, laïc, sans dot (un des pires aspects de la condition féminine en Inde) et qui reconnaît le principe de l'égalité de l'homme et de la femme.
La lutte écologique
Le KRRS a toujours, et de manière complètement naturelle, intégré un aspect écologique dans ses revendications. Il rejette l'agriculture chimique et la biotechnologie et promeut une agriculture traditionnelle. La forme de vie qu'il défend est un joli exemple de ce que certains "experts" appellent le "développement durable". Le KRRS a pris part à des actions directes (toujours non-violentes) contre des plantations d'eucalyptus, la construction de routes, les mines, etc. Pour le KRRS, il n'y a aucune division entre la résistance et l'application d'alternatives, l'une sans l'autre n'étant pas viable.
Un Centre mondial pour le développement durable est en train d'?tre construit dans un district du sud du Karnataka. Y sont prévus le développement et la conservation in-situ des variétés traditionnelles de graines et de semences, un centre pour les technologies traditionnelles et un autre pour la médecine traditionnelle, ainsi qu'une "école verte".
Le fait que le KRRS propose le recours aux technologies et au savoir traditionnels ne signifie pas qu'il rejette toutes les nouvelles technologies. Par exemple, la barrière électrique du Centre pour le développement mondial (nécessaire pour les éléphants) sera branchée sur l'énergie solaire. En fait, l'acceptation de la technologie par le KRRS dépend d'une part de la capacité qu'ont les personnes qui vont s'en servir de maîtriser cette technologie et d'autre part de la question de savoir si cette technologie repose plus sur le travail humain ou sur celui de capitaux.
Les luttes contre la mondialisation
Une composante importante du travail du KRRS est de mettre en relation le niveau local et les problèmes globaux. Le KRRS s'est opposé depuis le début à la "révolution verte". Il se mobilise maintenant contre la biotechnologie et s'oppose aux institutions économiques mondiales (il est sans doute le premier mouvement au monde à avoir organisé de massives manifestations - jusqu'à 500 000 personnes - contre le GATT, prédécesseur de l'OMC) et aux multinationales présentes dans le Karnataka. Il a organisé des occupations et des actions directes contre Cargill, PepsiCo (concrètement contre Kentucky Fried Chicken qui en est une branche) et, récemment, la destruction des champs de coton génétiquement modifiés de Monsanto. Le KRRS a aussi contribué à une prise de conscience par rapport au processus de mondialisation, au Karnataka et ailleurs dans le pays, s'attaquant à des questions aussi épineuses que le système de commerce multilatéral, les droits de propriété intellectuelle, etc.
A côté de ce travail, le KRRS est aussi impliqué dans le processus de création de réseaux d'alliances au niveau national et international. Il a joué un rôle important dans la naissance du BKU (Union des Paysans Indiens) et récemment du JAFIP (Forum pour une Action Commune des Indiens contre l'OMC, qui inclut des mouvements paysans et d'autres secteurs de la société: ouvriers, groupes de femmes, etc.). Il a aussi été à l'initiative de l'Action Mondiale des Peuples contre le "libre" échange et l'OMC.
Désobéissance civile et action non-violente
La forme d'action privilégiée du KRRS est la désobéissance civile pacifique et l'action directe non-violente. Le KRRS a organisé différentes actions, dont l'une d'elles a conduit à l'arrestation de 37 000 personnes en un jour! Et il ne s'agissait que d'une journée dans toute une période de mobilisation. Les organisateurs de la Caravane ont déjà annoncé que leurs actions en Europe seront strictement non-violentes et éviteront tout dégât matériel. Ceci n'est pas toujours le cas en Inde, la non-violence gandhienne ne s'appliquant qu'aux choses vivantes, mais il s'agit de ne donner aucun prétexte aux autorités pour interrompre la tournée. Question formes d'action, le KRRS a de toute façons plus d'un tour dans son sac. Ainsi il a obtenu une jolie victoire en convoquant un grand rassemblement devant le siège du gouvernement du Karnataka. Les manifestants ont ri de la politique gouvernementale depuis le lever jusqu'au coucher du soleil. Le gouvernement a été remplacé la semaine suivante...
(encadre) A Genève
La caravane, qui sera en Europe du 22 mai au 20 juin, sera à Genève le 8 et 9 juin.
Nous organisons dès maintenant un programme de rencontres avec tous les secteurs de la « société civile » : syndicats, ONGs du développement et de l'environnement, féministes, université, squatters, communautés immigrés, partis, organisations internationales, etc. Toute proposition de rencontre sera la bienvenue. Un débat et un meeting à l'université sont prévus pour le soir du 8, un rassemblement et une fête à l'Usine pour le 9.
Les hommes seront hébergés principalement à L'Usine, les femmes (éventuellement avec leur maris) ... attendent votre offre d'hospitalité ! Nous cherchons aussi des volontaires pour divers groupes de travail (traductions, médias, cuisine, transports, dossiers, etc.), ainsi que des dons en nature (riz, lentilles...). Il nous manque encore aussi beaucoup d'argent pour le transport en Europe et l'accueil local, vos dons au CCP 17-305507-3 (Mouvements Populaires et Mondialisation) seront appréciés. Nous nous réunissons tous les 1er et 3eme jeudis du mois au local de SolidaritéS à 20h30. Contact : Tel. (022) 328 9607.
(encadré) A propos de la caravane
Environ la moitié des participants à la caravane seront du KRRS. D'autres viendront des mouvements paysans d'une dizaine d'autres Etats affiliés au BKU (Union des Paysans Indiens). La majorité d'entre eux sont de petits paysans. La caravane intégrera également des représentants d'autres mouvements de base (mouvements d'indigènes, des p?cheurs, contre les barrages), ainsi que d'autres pays (Bengla-Desh, Népal, Brésil, Argentine). L'argent du vol vers l'Europe provient de leurs économies personnelles, de contributions d'autres membres de leur district ou d'emprunts. (Certains paysans sont déjà si endettés que le prix du billet ne change pas grand chose à leur situation.) Un certain pourcentage de billets sont offerts par la compagnie aérienne. Ils serviront notamment pour des paysans sans terre.